samedi 10 avril 2010

le conte de vendredi de Henri Gougaud : les deux vies du sultan Mahmoud


Fils estimé du Bienveillant, ruisselant d’ors, de flatteries, de musiques paradisiaques et de houris aux seins parfaits, tel était le sultan Mahmoud. Son ciel ? Tout bleu. Son palais ? Blanc. Son peuple ? A peine turbulent. Bref, il n’avait pas à se plaindre. Et pourtant il n’allait pas bien. Ses femmes et ses philosophes ne lui inspiraient que des « bof », des « à-quoi-bon », des gestes mous. Il désespérait. C’était grave, car il ne savait pas pourquoi.

- Qu’avez-vous, sire ?

- Rien, ça va.

Mais dans son regard sans éclat on devinait ses idées noires. Son grand vizir n’en dormait plus.



Un matin, à presque midi, ouvrant les rideaux de sa chambre il trouva Mahmoud affalé qui contemplait obstinément le bout pointu de ses babouches. Il lui dit :

- Sire, tout à l’heure, un vieux cheikh a sollicité un rendez-vous particulier avec Votre Magnificence. Il vient de l’extrême Maghreb. Nous avons eu un entretien qui m’a laissé la bouche ouverte. C’est un magicien prodigieux. Recevez-le, je vous en prie. Je sens qu’il saura vous sortir de vos brouillards maléficieux.

Mahmoud souleva un sourcil et répondit :

- Oui, bof, qu’il entre.



Quel âge avait-il, ce vieillard ? A vue d’œil, à peu près cent ans. Efflanqué, les poings sur sa canne, vêtu de barbe, de cheveux et de quelques haillons crasseux, la mine sévère, l’œil noir. Il s’avança et dit :

- Bonjour. Lève-toi, Mahmoud, et viens voir.

Le déprimé resta pantois. On ne l’avait jamais traité aussi sèchement de sa vie. Il obéit pourtant, s’en fut à la fenêtre que le vieil homme désignait.

- Ouvre-la. Allons, presse-toi.

Mahmoud ouvrit, huma l’air doux, se pencha soudain, recula, l’index tendu, blême, haletant. Des milliers de cavaliers noirs, piques brandies, sabres sanglants, ravageaient les rues de la ville, tranchaient les corps, brisaient les portes, assaillaient les murs du palais. Leurs clameurs effrayaient le ciel.

- Qu’Allah ait pitié de nos vies ! gémit le malheureux sultan. Vois, vizir, nous sommes perdus !

Le cheikh le repoussa d’une franche bourrade, ferma la fenêtre et grogna quelque chose d’ésotérique. Puis il rouvrit les deux battants.

- Sultan, regarde maintenant !

L’autre s’avança, méfiant, risqua un œil. Tout était calme. Les gens allaient par les ruelles, les ânes, les chariots branlants. Plus le moindre soudard en vue.

- Comprends pas, bafouilla Mahmoud.

Il s’ébroua, frotta ses yeux. Le vieux le saisit par la manche, l’entraîna à travers la chambre jusqu’à la fenêtre opposée.

- Ouvre.

- Non, pitié, j’ai trop peur.

Le vieillard leva son bâton. Mahmoud entrouvrit, ouvrit grand. Les quatre-cents minarets des mosquées de la ville n’étaient plus qu’un brasier fumant. Un ouragan poussait des flammes rugissantes vers le palais.

- Yayay ! brailla le malheureux.

Le feu lui dansait dans les yeux. Le cheikh referma la fenêtre, la rouvrit. Plus rien. Le ciel bleu, les minarets blancs, les oiseaux. Mahmoud s’avança, recula, tomba de cul sur le tapis.

- Vizir, une bassine d’eau ! ordonna le vieillard. Fais vite !

L’autre s’en fut, il disparut, revint encombré d’une vasque qui ruisselait par tous les bords. Il la posa devant le cheikh.

- Mahmoud, viens là, grogna le vieux. Penche-toi. Regarde ta tête.

Le sultan se courba, le cheikh saisit sa nuque, plongea son visage dans l’eau et tout, palais, chambre, fenêtres, vizir, cheikh et bassine d’eau ne furent plus qu’un souvenir.



Il était au bord de la mer, épuisé, naufragé sans doute. Il se dressa, vit des pécheurs qui accouraient là sa rencontre. Il leur cria :

- Hommes, à genoux ! Je suis Mahmoud, votre sultan. Ramenez-moi dans mon palais !

Les autres se le désignèrent en riant, la trogne fendue, en singeant son air de grand monde.

- Hé, le fou, dit l’un, tu t’es vu ?

Mahmoud se palpa les cheveux. Il portait un bonnet de feutre. Il était vêtu de haillons.

- Allons, mon gars, viens nous aider, nous avons besoin de main-d’œuvre.

- Mais je ne sais pas travailler !

- Peu importe, tu feras l’âne. Tu vois ces ballots de sardines ? Tu les porteras au marché !

On le tirailla par le col. Il en tomba à quatre pattes. Cinq ans durant il charria, pour un croûton de pain par jour, des tonnes de poissons puants du bord de la mer jusqu’au souk. La nuit, il couchait chez les ânes. Un jour un marchand l’acheta avec trois baudets de l’étable. Il lui dit :

- Je n’ai qu’une fille. Tu m’as l’air d’un sacré gaillard. Epouse-la, grand bien te fasse. Je veux douze petits- enfants.

Il l’amena dans sa maison, lui fit servir des fruits confits, des gâteaux, de l’alcool de figue, puis appela sa Fahima.

- Sois indulgent, elle est farouche. Pauvre comme tu l’es, garçon, elle va te plaire, j’en suis sûr.

La fille vint. Misère noire ! Elle était difforme, bossue, elle avait du poil au menton. Elle lui sourit, langue dardée entre ses deux dernières dents. Mahmoud gémit :

- Oh non, pitié !

Le marchand le poussa vers elle, elle lui prit les joues, s’agrippa. Il perdit le souffle. Il hurla.



Sa tête sortit, ruisselante, de l’eau où elle était plongée. Il était chez lui, au palais, à nouveau sultan, dans sa chambre. Sa vie de misère ? Un instant, le temps d’un remous de bassine. Son vizir était là, fidèle. Le magicien le regardait, l’œil pointu, la barbe légère. Il dit, courbé sur son bâton :

- C’est insulter le Créateur que de faire mauvaise mine quand on a la chance de vivre dans un palais de ce prix-là. As-tu compris, sultan Mahmoud ?

Mahmoud ne lui répondit pas. Il riait, les bras grands ouverts, il avait envie de danser avec tous les vivants du monde. Il voulut embrasser le cheikh.

- Holà, du calme, dit le vieux.

Il se défit dans l’air tranquille comme une fumée de bougie.



(Henri Gougaud, Le livre des chemins)

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