lundi 4 décembre 2017

L'atelier d'écriture de samedi à la petite Rockette était sur l'art du fragment

textes de  Philippe Delerm "La première gorgée de bière"

1"les pommes" 2"l'éplucher des petits pois"

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·         On entre dans la cave. Tout de suite, c'est ça qui vous prend. Les pommes sont là, disposées sur des claies* - des cageots renversés. On n'y pensait pas. On n'avait aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l'âme. Mais rien à faire. L'odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âcre et sucrée ? Les fruits ratatinés doivent être délicieux, de cette fausse sécheresse où la saveur confite semble s'être insinuée dans chaque ride. Mais on n'a pas envie de les manger. Surtout ne pas transformer en goût identifiable ce pouvoir flottant de l'odeur. Dire que ça sent bon, que ça sent fort ? Mais non. C'est au-delà... Une odeur intérieure, l'odeur d'un meilleur soi. Il y a l'automne de l'école enfermé là. A l'encre violette on griffe le papier de pleins, de déliés. La pluie bat les carreaux, la soirée sera longue... Mais le parfum des pommes est plus que du passé. On pense à autrefois à cause de l'ampleur et de l'intensité, d'un souvenir de cave salpêtrée**, de grenier sombre. Mais c'est à vivre là, à tenir là, debout. On a derrière soi les herbes hautes et la mouillure du verger. Devant, c'est comme un souffle chaud qui se donne dans l'ombre. L'odeur a pris tous les bruns, tous les rouges, avec un peu d'acide vert. L'odeur a distillé la douceur de la peau, son infime rugosité. Les lèvres sèches, on sait déjà que cette soif n'est pas à étancher. Rien ne se passerait à mordre une chair blanche. Il faudrait devenir octobre, terre battue, voussure*** de la cave, pluie, attente. L'odeur des pommes est douloureuse. C'est celle d'une vie plus forte, d'une lenteur qu'on ne mérite plus.
*. Claies : étagères en bois sur lesquelles on met les fruits à sécher.
**. Salpêtrée : qui a l'odeur du salpêtre, c'est-à-dire une forte odeur de moisi.
***. Voussure : courbure du plafond en forme de voûte



" C'est presque toujours à cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. Oubliés les bols et les miettes du petit déjeuner, loin encore les parfums mitonnés du déjeuner, la cuisine est si calme, presque abstraite. Sur la toile cirée, juste un carré de journal, un tas de petits pois dans leur gousse, un saladier.
On n'arrive jamais au début de l'opération. On traversait la cuisine pour aller au jardin, pour voir si le courrier était passé...
- Je peux t'aider?
ça va de soi. On peut aider. On peut s"asseoir à la table familiale et d'emblée trouver pour l'écossage ce rythme nonchalant, pacifiant, qui semble suscité par un métronome intérieur. C'est facile, d'écosser les petits pois. Une pression du pouce sur la fente de la gousse et elle s'ouvre, docile, offerte. Quelques-unes, moins mûres, sont plus réticentes-une incision de l'ongle de l'index permet alors de déchirer le vert, et de sentir la mouillure et la chair dense, juste sous la peau faussement parcheminée. Après, on fait glisser les boules d'un seul doigt. La dernière est si minuscule. Parfois, on a envie de la croquer. Ce n'est pas bon, un peu amer, mais frais comme la cuisine de onze heures, cuisine de l'eau froide, des légumes épluchés-tout près, contre l'évier, quelques carottes nues brillent sur un torchon, finissent de sécher.
Alors on parle à petits coups, et là aussi la musique des mots semble venir de l'intérieur, paisible, familière. De temps en temps, on relève la tête pour regarder l'autre, à la fin d'une phrase; mais l'autre doit garder la tête penchée-c'est dans le code. On parle de travail, de projets, de fatigue - pas de psychologie. L'écossage des petits pois n'est pas conçu pour expliquer, mais pour suivre le cours, à léger contretemps. Il y en aurait pour cinq minutes, mais c'est bien de prolonger, d'alentir le matin, gousse après gousse, manches retroussées. On passe les mains dans les boules écossées qui remplissent le saladier. C'est doux; toutes ces rondeurs contigües font comme une eau verte tendre, et l'on s'étonne de ne pas avoir les mains mouillées. Un long silence de bien-être clair, et puis :
- Il y aura juste le pain à aller chercher." De Philippe Delerm "La première gorgée de bière


  d'ici quelques jours vous aurez ,

"les machoires de cochon grillées sous le frangipanier"

"L'être Nous ou el conicido"

photos  de l'atelier du 2 déc

photo de aurore  de gil martin




 foto de jean bathiste le phto graphe scooter
ce n'était pas dans ses choix mais j'adore ce genre de figure car jamais nous ne les avons qu'en long métrage d'auteur.

 


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7 commentaires:

  1. Les pommes, les noix et du pain... c'est tout l'automne puis arrive en décembre les mandarines dont les épluchures deviennent des lanternes ! quel pages parfumées Frankie tu réveilles !
    gros bisous

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  2. Tu es sublime sur la première photo. Les textes sont magnifiques, ces pommes nous las avons connues...Entre les repas "la cuisine abstraite" c'est une trouvaille!

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  3. Tout y est ! Après avoir enlevé les miettes du petit déjeuner et les fruits un peu trop sucrés sur la table, l'ambiance reprend et l'atelier réserve de bien belles surprises !!

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  4. Un texte qui est bien de saison intéressant à lire.

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  5. J'avais adoré Philippe Delerm... une odeur d'enfance à la campagne! Quel plaisir de le relire ici et de retrouver intactes les émotions!
    Merci! Toute belle la dame au sac!

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  6. Magnifique commentaire de l’odeur des pommes, venue du passé dont elle ressuscite les évènements de l’enfance oubliée , mais aussi – et c’est ça qui est supérieur – porteuse de tout l’espace qui l’environne à présent avec des autres odeurs, mais aussi des couleurs, des sensations tactiles... Tout l’être sensible avec ses racines qui plongent profondément en nous est là, le passé n’est pas passé et le présent est plus large que nous le pensions.
    - Je publie aujourd’hui un texte sur ce temps de l’enfance que nous portons en nous non pas comme un fardeau, mais comme une région que nous pouvons visiter et dans la quelle nous puisons de quoi faire face au temps présent : j’aime ces coïncidences qui mettent en résonnance les pensées.
    Je vous embrasse chère Frankie.
    Jean-Pierre

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  7. J'aime beaucoup Philippe Delerm et sa manière d'écrire par petites touches, un peu comme les impressionnistes. A force de mots simples, dépouillés, il recrée tout un univers de sensations. Je m'imagine entendre la conteuse que tu es lire ces textes à haute voix.

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